Qu’est-ce qu’une mère “désenfantée” ?
Le 29 mars 2019, s’adressant à Augustin Trapenard, responsable de l’émission Boomerang, elle précise : “Vous m’avez demandé d’écrire un texte inédit pour ce matin”.
“Je voulais écrire une adresse à certaines d’entre nous, à des femmes donc et plus précisément des mères et plus précisément encore, à celles que j’accompagne depuis un certain nombre d’années maintenant, des mères “désenfantées”, comme une patiente le dit d’elle-même.
Qu’est-ce qu’une mère “désenfantée” ? C’est une mère endeuillée qui a perdu un enfant. Ce sont aussi celles qui n’arrivent pas ou ne sont pas arrivées à avoir un enfant et qui portent cela comme une tristesse et une errance infinie.
Il ne s’agit nullement de dire qu’avoir un enfant est nécessaire au sujet et encore plus à la femme. Il ne s’agit nullement de cela. Il s’agit simplement de rappeler qu’un être humain, quel qu’il soit, lorsqu’il éprouve ce désir de l’autre, ce désir du même se continuant dans l’autre, cette part d’éternité, cette part de soi, la meilleure car c’est celle qui est plus vaste que nous. Quand un être humain est privé de cela, il peut en perdre son propre sujet et le goût même de sa vie. C’est un dur chemin très intérieur, très invisible, presqu’incompréhensible pour les autres, même si chacun peut le craindre. La mort de l’autre, c’est quelque chose de très personnel, de très intime, quelque chose qui n’a aucune place dans le monde.
C’est une déflagration imperceptible. La mort de l’enfant c’est quelque chose qui n’arrive qu’à soi, qu’à soi au carré. Le monde ne peut pas voir cela. Cela n’a peut-être même jamais existé et cela vous absorbe.
À ces femmes, je veux leur dire mon estime, à celles qui affrontent le deuil de l’enfant aimé, qui n’ont pas d’autre enfant que celui qui est mort, à celles qui ont d’autres enfants et qui veulent trouver la juste place pour celui qui est parti, à celles qui ont perdu des enfants en couche alors qu’elles espéraient tant de ces tentatives, à celles qui ont vu leur enfant se suicider, à toutes ces femmes qui s’accusent chaque jour de n’avoir pas su protéger, je reprends leur terme, ce qu’elles chérissaient le plus au monde, à ces femmes, je leur dis : “Nous avons besoin de vous”, besoin de vous pour nous enseigner comment il faut prendre conscience du don du présent, le présent du présent, comment s’accuser n’est pas la plus sûre manière de comprendre nos responsabilités, comment s’engager pour la suite peut devenir un immense chemin, comment ne pas vaciller dans la douleur définitive, le retrait impossible.
Je ne parle pas ici des pères “désenfantés”, non pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce que c’est ainsi : la clinique qui est la mienne, sur cette question-là, est essentiellement peuplée de femmes. Ces femmes, ces mères “désenfantées”, je veux simplement les saluer aujourd’hui celles que je connais bien et celles que je connais moins, les saluer avec douceur, leur dire qu’elles sont aussi nos mères, nos filles, nos femmes et que la filiation maintient sa force et son mystère au-delà de la mort.”
Pour en savoir plus sur la pensée de Cynthia Fleury et sur quelle toile de fond, elle parle du deuil, se référer à son livre ou une émission du 4 novembre 2015 : Les chemins de la connaissance, introduite ainsi :
“Nous sommes irremplaçables et si le pouvoir veut nous faire croire que nous sommes des rouages d’une machine, l’expérience du deuil nous le rappelle : personne ne peut nous remplacer. Mais comment trouver sa singularité, et pourquoi est-ce si important en démocratie ?”